L’idéal collectif de Durkheim

Extrait de Émile Durkheim, «Jugements de valeur et jugements de réalité» (1911), communication d’Émile Durkheim faite au Congrès international de Philosophie de Bologne, à la séance générale du 6 avril, publiée dans un numéro exceptionnel de la Revue de Métaphysique et de Morale du 3 juillet 1911.

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En résumé, s’il est vrai que la valeur des choses ne peut être et n’a jamais été estimée que par rapport à certaines notions idéales, celles-ci ont besoin d’être expli- quées. Pour comprendre comment des jugements de valeur sont possibles, il ne suffit pas de postuler un certain nombre d’idéaux; il faut en rendre compte, il faut faire voir d’où ils viennent, comment ils se relient à l’expérience tout en la dépassant et en quoi consiste leur objectivité.
Puisqu’ils varient avec les groupes humains ainsi que les systèmes de valeurs correspondants, ne s’ensuit-il pas que les uns et les autres doivent être d’origine collective ? Il est vrai que nous avons précédemment exposé une théorie sociologique des valeurs dont nous avons montré l’insuffisance ; mais c’est qu’elle reposait sur une conception de la vie sociale qui en méconnaissait la nature véritable. La société y était présentée comme un système d’organes et de fonctions qui tend à se maintenir contre les causes de destruction qui l’assaillent du dehors, comme un corps vivant dont toute la vie consiste à répondre d’une manière appropriée aux excitations venues du milieu externe. Or, en fait, elle est, de plus, le foyer d’une vie morale interne dont on n’a pas toujours reconnu la puissance et l’originalité.
Quand les consciences individuelles, au lieu de rester séparées les unes des autres, entrent étroitement en rapports, agissent activement les unes sur les autres, il se dégage de leur synthèse une vie psychique d’un genre nouveau. Elle se distingue d’abord, de celle que mène l’individu solitaire, par sa particulière intensité. Les senti- ments qui naissent et se développent au sein des groupes ont une énergie à laquelle n’atteignent pas les sentiments purement individuels. L’homme qui les éprouve a l’impression qu’il est dominé par des forces qu’il ne reconnaît pas comme siennes, qui le mènent, dont il n’est pas le maître, et tout le milieu dans lequel il est plongé lui semble sillonné par des forces du même genre. Il se sent comme transporté dans un monde différent de celui où s’écoule son existence privée. La vie n’y est pas seule- ment intense ; elle est qualitativement différente. Entraîné par la collectivité, l’indi- vidu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne tout entier aux fins communes. Le pôle de sa conduite est déplacé et reporté hors de lui. En même temps, les forces qui sont ainsi soulevées, précisément parce qu’elles sont théoriques, ne se laissent pas facilement canaliser, compasser, ajuster à des fins étroitement déterminées ; elles éprouvent le besoin de se répandre pour se répandre, par jeu, sans but, sous forme, ici, de violences stupidement destructrices, là, de folies héroïques. C’est une activité de luxe, en un sens, parce que c’est une activité très riche. Pour toutes ces raisons, elle s’oppose à la vie que nous traînons quotidiennement, comme le supérieur s’oppose à l’inférieur, l’idéal à la réalité.
C’est, en effet, dans les moments d’effervescence de ce genre que se sont, de tout temps, constitués les grands idéaux sur lesquels reposent les civilisations. Les périodes créatrices ou novatrices sont précisément celles où, sous l’influence de circons- tances diverses, les hommes sont amenés à se rapprocher plus intimement, où les réunions, les assemblées sont plus fréquentes, les relations plus suivies, les échanges d’idées plus actifs : c’est la grande crise chrétienne, c’est le mouvement d’enthousias- me collectif, qui, aux XIIe et XIIIe siècles, entraîne vers Paris la population studieuse de l’Europe et donne naissance à la scolastique, c’est la Réforme et la Renaissance, c’est l’époque révolutionnaire, ce sont les grandes agitations socialistes du XIXe siècle. A ces moments, il est vrai, cette vie plus haute est vécue avec une telle inten- sité et d’une manière tellement exclusive qu’elle tient presque toute la place dans les consciences, qu’elle en chasse plus ou moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires. L’idéal tend alors à ne faire qu’un avec le réel ; c’est pourquoi les hommes ont l’impression que les temps sont tout proches où il deviendra la réalité elle-même et où le royaume de Dieu se réalisera sur cette terre. Mais l’illusion n’est jamais durable parce que cette exaltation elle-même ne peut pas durer : elle est trop épuisante. Une fois le moment critique passé, la trame sociale se relâche, le com- merce intellectuel et sentimental se ralentit, les individus retombent à leur niveau ordinaire. Alors, tout ce qui a été dit, fait, pensé, senti pendant la période de tour- mente féconde ne survit plus que sous forme de souvenir, de souvenir prestigieux, sans doute, tout comme la réalité qu’il rappelle, mais avec laquelle il a cessé de se confondre. Ce n’est plus qu’une idée, un ensemble d’idées. Cette fois, l’opposition est tranchée. Il y a, d’un côté, ce qui est donné dans les sensations et les perceptions et, de l’autre, ce qui est pensé sous formes d’idéaux. Certes, ces idéaux s’étioleraient vite, s’ils n’étaient périodiquement revivifiés. C’est à quoi servent les fêtes, les cérémonies publiques, ou religieuses, ou laïques, les prédications de toute sorte, celles de l’Église ou celles de l’école, les représentations dramatiques, les manifestations artistiques, en un mot tout ce qui peut rapprocher les hommes et les faire communier dans une même vie intellectuelle et morale. Ce sont comme des renaissances partielles et affaiblies de l’effervescence des époques créatrices. Mais tous ces moyens n’ont eux- mêmes qu’une action temporaire. Pendant un temps, l’idéal reprend la fraîcheur et la vie de l’actualité, il se rapproche à nouveau du réel, mais il ne tarde pas à s’en différencier de nouveau.
Si donc l’homme conçoit des idéaux, si même il ne peut se passer d’en concevoir et de s’y attacher, c’est qu’il est un être social. C’est la société qui le pousse ou l’oblige à se hausser ainsi au-dessus de lui-même, et c’est elle aussi qui lui en fournit les moyens. Par cela seul qu’elle prend conscience de soi, elle enlève l’individu à lui- même et elle l’entraîne dans un cercle de vie supérieure. Elle ne peut pas se constituer sans créer de l’idéal. Ces idéaux, ce sont tout simplement les idées dans lesquelles vient se peindre et se résumer la vie sociale, telle qu’elle est aux points culminants de son développement. On diminue la société quand on ne voit en elle qu’un corps orga- nisé en vue de certaines fonctions vitales. Dans ce corps vit une âme : c’est l’ensemble des idéaux collectifs. Mais ces idéaux ne sont pas des abstraits, de froides représenta- tions intellectuelles, dénuées de toute efficace. Ils sont essentiellement moteurs ; car derrière eux, il y a des forces réelles et agissantes : ce sont les forces collectives, forces naturelles, par conséquent, quoique toutes morales, et comparables à celles qui jouent dans le reste de l’univers. L’idéal lui-même est une force de ce genre ; la science en peut donc être faite. Voilà comment il se fait que l’idéal peut s’incorporer au réel : c’est qu’il en vient tout en le dépassant. Les éléments dont il est fait sont em- pruntés à la réalité, mais ils sont combinés d’une manière nouvelle. C’est la nouveauté de la combinaison qui fait la nouveauté du résultat. Abandonné à lui-même, jamais l’individu n’aurait pu tirer de soi les matériaux nécessaires pour une telle construction. Livré à ses seules forces, comment aurait-il pu avoir et l’idée et le pouvoir de se dépasser soi-même ? Son expérience personnelle peut bien lui permettre de distinguer des fins à venir et désirables et d’autres qui sont déjà réalisées. Mais l’idéal, ce n’est pas seulement quelque chose qui manque et qu’on souhaite. Ce n’est pas un simple futur vers lequel on aspire. Il est de sa façon ; il a sa réalité. On le conçoit planant, impersonnel, par-dessus les volontés particulières qu’il meut. S’il était le produit de la raison individuelle, d’où lui pourrait venir cette impersonnalité ? Invoquera-t-on l’impersonnalité de la raison humaine ? Mais c’est reculer le problème ; ce n’est pas le résoudre. Car cette impersonnalité n’est elle-même qu’un fait, à peine différent du premier, et dont il faut rendre compte. Si les raisons communient à ce point, n’est-ce pas qu’elles viennent d’une même source, qu’elles participent d’une raison commune ?
Ainsi, pour expliquer les jugements de valeur, il n’est nécessaire ni de les ramener à des jugements de réalité en faisant évanouir la notion de valeur, ni de les rapporter à je ne sais quelle faculté par laquelle l’homme entrerait en relation avec un monde transcendant. La valeur vient bien du rapport des choses avec les différents aspects de l’idéal ; mais l’idéal n’est pas une échappée vers un au-delà mystérieux ; il est dans la nature et de la nature. La pensée distincte a prise sur lui comme sur le reste de l’univers physique ou moral. Non certes qu’elle puisse jamais l’épuiser, pas plus qu’elle n’épuise aucune réalité ; mais elle peut s’y appliquer avec l’espérance de s’en saisir progressivement, sans qu’on puisse assigner par avance aucune limite à ses progrès indéfinis. De ce point de vue, on est mieux en état de comprendre comment la valeur des choses peut être indépendante de leur nature. Les idéaux collectifs ne peuvent se constituer et prendre conscience d’eux-mêmes qu’à condition de se fixer sur des choses qui puissent être vues par tous, comprises de tous, représentées à tous les esprits : dessins figurés, emblèmes de toute sorte, formules écrites ou parlées, êtres animés, ou inanimés. Et sans doute il arrive que, par certaines de leurs propriétés, ces objets aient une sorte d’affinité pour l’idéal et l’appellent à eux naturellement. C’est alors que les caractères intrinsèques de la chose peuvent paraître – à tort d’ailleurs – la cause génératrice de la valeur. Mais l’idéal peut aussi s’incorporer à une chose quelconque : il se pose où il veut. Toute sorte de circonstances contingentes peuvent déterminer la manière dont il se fixe. Alors cette chose, si vulgaire soit-elle, est mise hors de pair. Voilà comment un chiffon de toile peut s’auréoler de sainteté, comment un mince morceau de papier peut devenir une chose très précieuse. Deux êtres peuvent être très différents et très inégaux sous bien des rapports : s’ils incarnent un même idéal, ils apparaissent comme équivalents; c’est que l’idéal qu’ils symbolisent apparaît alors comme ce qu’il y a de plus essentiel en eux et rejette au second plan tous les aspects d’eux-mêmes par où ils divergent l’un de l’autre. C’est ainsi que la pensée collective métamorphose tout ce qu’elle touche. Elle mêle les règnes, elle confond les contraires, elle renverse ce qu’on pourrait regarder comme la hiérarchie naturelle des êtres, elle nivelle les différences, elle différencie les semblables, en un mot elle substitue au monde que nous révèlent les sens un monde tout différent qui n’est autre chose que l’ombre projetée par les idéaux qu’elle construit.

IV

Comment faut-il donc concevoir le rapport des jugements de valeur aux jugements de réalité ?
De ce qui précède il résulte qu’il n’existe pas entre eux de différences de nature. Un jugement de valeur exprime la relation d’une chose avec un idéal. Or l’idéal est donné comme la chose, quoique d’une autre manière; il est, lui aussi, une réalité à sa façon. La relation exprimée unit donc deux termes donnés, tout comme dans un jugement d’existence. Dira-t-on que les jugements de valeur mettent en jeu les idéaux ? Mais il n’en est pas autrement des jugements de réalité. Car les concepts sont également des constructions de l’esprit, partant, des idéaux ; et il ne serait pas difficile de montrer que ce sont même des idéaux collectifs, puisqu’ils ne peuvent se constituer que dans et par le langage, qui est, au plus haut point, une chose collective. Les éléments du jugement sont donc les mêmes de part et d’autre. Ce n’est pas à dire toutefois que le premier de ces jugements se ramène au second ou réciproquement. S’ils se ressemblent, c’est qu’ils sont l’œuvre d’une seule et même faculté. Il n’y a pas une manière de penser et de juger pour poser des existences et une autre pour estimer des valeurs. Tout jugement a nécessairement une base dans le donné : même ceux qui se rapportent à l’avenir empruntent leurs matériaux soit au présent soit au passé. D’autre part, tout jugement met en oeuvre des idéaux. Il n’y a donc et il doit n’y avoir qu’une seule faculté de juger.
Cependant, la différence que nous avons signalée chemin faisant ne laisse pas de subsister. Si tout jugement met en œuvre des idéaux, ceux-ci sont d’espèces différentes. Il en est dont le rôle est uniquement d’exprimer les réalités auxquelles ils s’appliquent, de les exprimer telles qu’elles sont. Ce sont les concepts proprement dits. Il en est d’autres, au contraire, dont la fonction est de transfigurer les réalités aux- quelles ils sont rapportés. Ce sont les idéaux de valeur. Dans les premiers cas, c’est l’idéal qui sert de symbole à la chose de manière à la rendre assimilable à la pensée. Dans le second, c’est la chose qui sert de symbole à l’idéal et qui le rend représentable aux différents esprits. Naturellement, les jugements diffèrent selon les idéaux qu’ils emploient. Les premiers se bornent à analyser la réalité et à la traduire aussi fidèle- ment que possible. Les seconds, au contraire, disent l’aspect nouveau dont elle s’enri- chit sous l’action de l’idéal. Et sans doute, cet aspect est réel, lui aussi, mais à un autre titre et d’une autre manière que les propriétés inhérentes à l’objet. La preuve en est qu’une même chose peut ou perdre la valeur qu’elle a, ou en acquérir une différente sans changer de nature : il suffit que l’idéal change. Le jugement de valeur ajoute donc au donné, en un sens, quoique ce qu’il ajoute soit emprunté à un donné d’une autre sorte. Et ainsi la faculté de juger fonctionne différemment selon les circons- tances, mais sans que ces différences altèrent l’unité fondamentale de la fonction.
On a parfois reproché à la sociologie positive une sorte de fétichisme empiriste pour le fait et une indifférence systématique pour l’idéal. On voit combien le reproche est injustifié. Les principaux phénomènes sociaux, religion, morale, droit, économie, esthétique, ne sont autre chose que des systèmes de valeurs, partant, des idéaux. La sociologie se place donc d’emblée dans l’idéal ; elle n’y parvient pas lentement, au terme de ses recherches ; elle en part. L’idéal est son domaine propre. Seulement (et c’est par là qu’on pourrait la qualifier de positive si, accolé à un nom de science, cet adjectif ne faisait pléonasme), elle ne traite que l’idéal que pour en faire la science. Non pas qu’elle entreprenne de le construire ; tout au contraire, elle le prend comme une donnée, comme un objet d’étude, et elle essaie de l’analyser et de l’expliquer. Dans la faculté d’idéal, elle voit une faculté naturelle dont elle cherche les causes et les conditions, en vue, si c’est possible, d’aider les hommes à en régler le fonctionne- ment. En définitive, la tâche du sociologue doit être de faire rentrer l’idéal, sous toutes ses formes, dans la nature, mais en lui laissant tous ses attributs distinctifs. Et si l’en- treprise ne lui paraît pas impossible, c’est que la société remplit toutes les conditions nécessaires pour rendre compte de ces caractères opposés. Elle aussi vient de la nature, tout en la dominant. C’est que, non seulement toutes les forces de l’univers viennent aboutir en elle, mais de plus, elles y sont synthétisées de manière à donner naissance à un produit qui dépasse en richesse, en complexité et en puissance d’action tout ce qui a servi à le former. En un mot, elle est la nature, mais parvenue au plus haut point de son développement et concentrant toutes ses énergies pour se dépasser en quelque sorte elle-même.

Texte intégral en français ici: http://kieranhealy.org/files/misc/durkheim-jugements-text.pdf

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